![Pour sa première collection Chloé, Gabriela Hearst mise sur une mode durable (1) Pour sa première collection Chloé, Gabriela Hearst mise sur une mode durable (1)](https://i0.wp.com/img.lemde.fr/2021/03/03/0/688/5504/5504/320/320/75/0/a64d3c8_952086225-chloe-atm-fw21-011.jpg)
- Le Goût du Monde
ParElvire von Bardeleben
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Les faitsPour son premier vestiaire Chloé, présenté en ligne le 3mars, la créatrice uruguayenne mêle héritage sud-américain et classiques de la marque. Tout en insistant sur le travail des matières et des pièces recyclées. Rencontre dans ses bureaux parisiens.
Tout semble prêt, ou presque. Cinq jours avant de présenter sa première collection pour Chloé, Gabriela Hearst, que l’on rencontre dans les bureaux parisiens de la marque, a l’air détendue. Elle nous accueille avec quelques mots de français puis embraye sur un anglais teinté d’un fort accent hispanique. «J’ai étudié le français à l’école mais je ne suis pas très douée pour les langues, s’excuse-t-elle. Venez, je vais vous montrer quelque chose.»
La créatrice uruguayenne de 44ans se faufile entre les portants chargés de ponchos rayés et de robes floues, puis attrape par terre un beau sac en cuir caramel. «C’est le premier sac de créateur que je me suis acheté, il y a quinzeans, à New York. C’était un Chloé, modèle Edith. Je n’ai jamais cessé de le porter.» Voilà qui pose les deux éléments fondamentaux de la personnalité de Gabriela Hearst: son obsession pour une mode durable et son attachement intime à cette marque qui l’a recrutée en décembre2020 en remplacement de Natacha Ramsay-Levi.
Dans le showroom où sont rassemblées les pièces du défilé et leurs différentes déclinaisons, des étagères accueillent quelques dizaines d’autres sacs Edith alignés. Décorés de franges, de surpiqûres ou d’empiècements en cuir, ce sont des pièces vintage achetées sur eBay – la ligne a été arrêtée en2007 –, et retapées par Gabriela Hearst avec des chutes de tissus d’anciennes collections. «Une manière de faire comprendre que nouveau n’est pas forcément synonyme de mieux. C’est bien d’accorder une pause à l’environnement en cessant de produire tout le temps», souligne la créatrice.
«J’ai confiance en ma faculté à proposer de jolis produits qui se vendent. Mais la question, c’est comment on les fabrique.
Ma priorité était de faire évoluer le choix des matières premières.»
Depuis son arrivée chez Chloé il y a trois mois, les fibres synthétiques telles que le polyester ou la viscose ont été abandonnées; le denim est désormais recyclé. Plus de 50% de la soie vient de l’agriculture biologique et plus de 80% des fils de cachemire pour la maille sont recyclés. «J’ai confiance en ma faculté à proposer de jolis produits qui se vendent. Mais la question, c’est comment on les fabrique. Ma priorité était de faire évoluer le choix des matières premières: sur cette collection automne-hiver, l’offre est devenue quatre fois plus écoresponsable que l’an dernier. Avant que je n’arrive, il n’y avait presque pas de pièces recyclées, mais tout le travail de recherche avait été fait, c’est pour ça qu’on a pu aller aussi vite», explique Gabriela Hearst.
Elle s’empare d’un pull en maille qui paraît très simple, jusqu’à ce qu’elle en montre le dos, envahi par un papillon en crochet. Tandis qu’on s’absorbe dans le détail admirable du tricot, ses propos nous tirent de notre rêverie: «On assiste à une extinction de masse des insectes alors qu’ils sont indispensables au fonctionnement de notre planète. Je veux attirer l’attention sur eux, et l’importance d’utiliser des fibres cultivées sans pesticides.»
Une enfance dans un ranch, en Uruguay
Si beaucoup de marques appliquent un vernis «éco-friendly» à leur communication parce que c’est dans l’air du temps, Gabriela Hearst semble profondément habitée par la cause environnementale. Elle a grandi dans un ranch en Uruguay, où sa famille vit depuis cent soixante-dix ans, au milieu des chevaux, des moutons et des bovins. Elle dit y avoir appris à se servir des ressources disponibles et à ne jamais rien gâcher. En2003, après des études de théâtre à New York, elle cofonde une marque de prêt-à-porter qui rencontre un vif succès commercial malgré la crise économique.
En2015, elle lance la marque qui porte son nom (et qu’elle pilote toujours), dont l’ambition est de proposer de beaux vêtements faits pour durer, produits dans le respect de l’environnement. Son engagement écologique structurel ne signifie pas qu’elle renonce à l’esthétique: Gabriela Hearst s’illustre aussi par son goût sûr, son sens du détail, sa capacité à proposer des vêtements désirables au style intemporel. On compare d’ailleurs parfois son style à celui d’Hermès. Depuis le lancement de sa griffe, cette mère de trois enfants collectionne les récompenses (Woolmark Prize, CFDA, Pratt Institute, The Fashion Award) et attire les convoitises: un an avant que Richemont ne l’embauche chez Chloé, LVMH a pris une participation dans sa marque.
Pour cette première collection, son héritage sud-américain se mêle à celui de Chloé: d’un côté des robes rayées multicolores ou à franges, des ponchos malins avec un col de doudoune pour ne plus avoir froid à la gorge… De l’autre des trenchs et des vestes ajustées dans les tons sable, des robes vaporeuses en gaze de laine, un léger parfum seventies. Parmi les plus jolies pièces, il y a ce manteau ivoire réversible, laine tout-terrain d’un côté, satin chic de l’autre. «Ça, c’est ma mentalité new-yorkaise, je vous propose deux produits pour le prix d’un!», plaisante-t-elle.
Gabriela Hearst évite les logos, préfère signer son travail par des idées piochées dans l’histoire de la maison. Avec de la broderie anglaise par exemple, qu’elle reproduit sur de la maille plus épaisse ou dont elle imite la forme dans des cols en cuir perforé. Les détails festonnés sont aussi récurrents, apparaissent en surpiqûres sur des blouses ou en pétales de cuir sur un manteau, formant comme une série de coquillages alignés.
Le coquillage est aussi un symbole d’Aphrodite, la déesse de l’amour, que Gabriela Hearst associe à Chloé. «C’est une marque qui doit rendre les femmes heureuses, leur apporter du plaisir et de la liberté», affirme la créatrice, s’inscrivant ainsi dans la lignée de Gaby Aghion. En1952, la fondatrice de Chloé voulait créer une marque qui s’opposerait à la rigueur de la haute couture, un prêt-à-porter léger, beau et confortable. Gaby Aghion n’est pas la seule à inspirer Gabriela Hearst, qui se voit comme le maillon d’une chaîne. Désignant divers objets du showroom, elle détaille: «ce sac est repris d’une création de Phoebe [Philo, directrice artistique entre 2001 et 2008], cette ceinture d’Hannah [McGibbon, 2008-2011], cet imprimé de Natacha [Ramsay-Levi, 2017-2020]…»
L’imprimé en question (des petit* chevaux) se trouve sur un drôle de sac à dos bigarré où coexistent d’autres morceaux de tissu, dans une ambiance «randonnée mode» qui ne ressemble pas tellement au reste de son travail. «C’est une collaboration avec la fondation néerlandaise Sheltersuit, qui fournit aux réfugiés et aux sans-abri des manteaux transformables en couvertures pour les protéger du froid», explique la designer. La vente de ces sacs à dos réalisés à partir d’anciens stocks de tissus Chloé finance la production de manteaux-couvertures (aussi en chutes de matériaux Chloé) distribués gratuitement. «La crise due au Covid a mis beaucoup de personnes dans la rue. Je suis fière de participer à un projet qui correspond à la réalité dans laquelle on vit et qui ne renonce pas à la beauté.»
La pandémie l’a contrainte à présenter sa première collection par vidéo, ce qui ne lui a pas facilité pas la tâche. Mais elle se console en se disant que les gros plans sur les mannequins défilant de nuit devant l’église Saint-Germain-des-Prés permettent au moins de mettre en avant les matières et les détails. «Et puis je ne vais pas me plaindre. Je voulais ce job, j’ai foncé pour l’avoir», admet-elle en souriant. En2017, elle l’avait même noté dans son «carnet de rêves».